Estèla Alliaud, Blanca Casa Brullet et Pascal Navarro / Penser à ne pas voir

Dans le cadre d’Art Sequana 2017 / Ce que savent les images et en partenariat avec l’ESADHaR École Supérieure d’Art & Design Le Havre/Rouen, La Forme accueille

Penser à ne pas voir

avec Estèla Alliaud, Blanca Casas Brullet et Pascal Navarro
Commissariat: Marie Cantos et Maryline Robalo (PA | Plateforme de création contemporaine)

« Or un spectre, c’est quelqu’un ou quelque chose qu’on voit sans voir ou qu’on ne voit pas en voyant, c’est une forme, la figure spectrale, qui hésite de façon tout à fait indécidable entre le visible et l’invisible. Le spectre, c’est ce qu’on pense voir, “penserˮ cette fois au sens de “croireˮ.  Il y a là un “penser-voirˮ et un “voir-penséˮ. »
Jacques Derrida, « Penser à ne pas voir » (1)
 
« On dirait alors que ce qu’on appelle image est, un instant, l’effet produit par le langage dans son brusque assourdissement. Savoir cela, ce serait savoir que, dans la critique esthétique comme dans la psychanalyse, l’image est arrêt sur le langage, l’instant d’abîme du mot. »
Pierre Fédida, « Le souffle indistinct de l’image » (2)

Dans une conférence prononcée le 1e juillet 2002 à Orta (Italie) puis parue sous le titre «Penser à ne pas voir», le philosophe français Jacques Derrida (1930-2004) évoque des « aveuglement[s] » intrinsèquement propre[s] au voir même de la vue » (3).

Parmi eux, le blind spot, la fameuse tache aveugle autour de laquelle s’organise physiologiquement la vision – une tache aveugle autour de laquelle s’organise, peut-être, tout notre être au monde : quelque chose d’une part manquante que dit, en creux, nombre des projets critiques ou curatoriaux que mène PA | Plateforme de création contemporaine. Elle n’est pas vide, cette part manquante, elle est emplie d’images. Des images rémanentes, qui, comme le phénomène de persistance rétinienne, rejouent, d’une certaine manière, le point aveugle. Des hantises. Des images qui font écran. De projection bien sûr, mais pas que : elles sont aussi filtres, plus ou moins opaques – dénis, oublis, souvenirs vrais ou faux. Elles sont écritures, impressions, enregistrements. Photographies mentales – altérées, retouchées, parfois loin, très loin de leur référent lumineux. Et pour reprendre les mots du psychanalyste Pierre Fédida (1934-2002), ces images « ne reflète[nt] ni ne réfléchi[ssen]t en rien car elle[s] est [sont] le miroir-écran d’une vision qui, privée de mot, est dépourvue de regard. » (4)

A travers les œuvres des artistes Estèla Alliaud, Blanca Casas Brullet et Pascal Navarro, l’exposition Penser à ne pas voir esquisse quelques « événements » au sens derridien de ce que l’on n’avait pas vu venir – des événements perceptifs autant que factuels. Elle tente de rendre compte du danger du regard, de son toucher aussi, de ce qui s’inscrit lentement en lui, en nous, ce qui marque et ce qui passe. De la difficulté de l’œuvre à se dire et de sa dimension aporétique (5), du danger du « vouloir- dire » sur lesquels écrivit également Derrida. Des images qui se dissolvent, de l’œuvre qui résiste. Du « retrait des vocables », du retrait du sujet, du retrait de la totalité (toute photographie étant fragmentaire). Où les mots viennent et surtout « se retirent » (6).

Marie Cantos et Maryline Robalo

1. Dans Penser à ne pas voir. Ecrits sur les arts du visible 1979-2004, textes réunis et édités par Ginette Michaud, Joana Masé et Javier Bassas, Paris, Editions de la Différence, 2013, p. 58-59.
2. Dans Le site de l’étranger. La Situation psychanalytique, Paris, PUF, coll. «Psychopathologie », 1995 p. 187. 3. J. Derrida, « Penser à ne pas voir », p. 64.
4. Pierre Fédida, « Le souffle indistinct de l’image », p. 188.
5. Jacques Derrida, Apories, Paris, Editions Galilée, 1996.
6. Id.

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